Procès France Télécom : de la difficulté de juger une politique managériale
Au bout de six semaines d’audience et l’arrivée des premiers témoignages des familles de victimes, la fatigue des prévenus ne leur permet plus de se défiler et l’émotion explose, enfin
Par Valerie De SENNEVILLE
La présidente fait descendre derrière elle un immense écran sur lequel se projette un organigramme du management du groupe France Télécom en 2007. Une douzaine d’entrées horizontales et autant de verticales, un embrouillamini de lignes aux titres abscons. A la barre, Brigitte Bravin-Dumont. En 2006, elle est directrice du programme Act (le volet social du plan Next qui définissait la transformation de l’entreprise) et en septembre 2010, directrice adjointe des ressources humaines groupe. Comme six autres cadres, dont l’ex-PDG Didier Lombard, elle est renvoyée devant le tribunal pour harcèlement moral ayant mené à la crise des suicides entre 2007 et 2010 au sein du groupe.
« Alors vous voyez, tente-t-elle d’expliquer au tribunal, les DRH métiers étaient rattachées aux directions métiers… Dites-moi si je suis claire ». « Mmmmh » répond la présidente Cécile Louis-Loyant qui ne semble pas convaincue. La présidente s’interroge sur l’organisation matricielle de l’entreprise et sur la chaîne de responsabilités entre les directions opérationnelles et les directions métiers et supports. Une avocate de Didier Lombard, Bérénice de Warren, fait remarquer que toutes les entreprises de la taille de France Télécom fonctionnent ainsi. La présidente acquiesce, « mais reconnaissez que c’est compliqué …» Oui.
Et soudain, on comprend : ce procès exemplaire par son ampleur risque de se révéler frustrant. Parce que l’on est dans un tribunal qui est là pour appliquer la règle de droit pénal et qu’il lui faudra relier les actes, aussi dramatiques soient-ils, à chacun des prévenus. Comment juger une politique managériale ?
« Détabouiser l’intérim interne »
Cela fait six semaines que l’audience a commencé et la présidente ne laisse rien passer au risque de la saturation. Elle plonge en apnée dans le fonctionnement d’une grande entreprise de plus de 120.000 salariés à l’époque des faits. Elle doit décortiquer et analyser. En apprendre aussi le langage. Ainsi, ce dialogue entre Cécile Louis-Loyant et l’un des prévenus Jacques Moulin. En 2007, il était directeur territorial Est. A la barre il parle du « kick-off » du projet. « Ca veut dire quoi ? » l’interrompt la présidente « ha, heu oui, : lancement ». Le tribunal projette donc la note « Time to Move » qui parle « déstabilisation positive pour les populations sédentaires » et de « détabouiser l’intérim interne » (sic). « J’admets que les termes étaient mal choisis », reconnaît Jacques Moulin.
Orange/France Télécom ou l’équation délicate de la défense de l’entreprise
Pour arriver à tirer les fils de la chaîne de responsabilité, avocats de la défense et des parties civiles se battent à coups de rapports, notes et comptes rendus. Voilà donc la direction qui produit « son » rapport. Il précède de quelques mois le rapport Technologia qui, en décembre 2009, allait tirer la sonnette d’alarme sur le malaise des salariés de France Télécom. « Le questionnaire me renvoie le message d’une société qui va dans le bon sens », soutient Louis-Pierre Wenès, l’ex-numéro 2 de l’opérateur. Plus de 29.000 personnes avaient répondu, de manière anonyme. Parmi les résultats : 86 % des managers et 71 % des collaborateurs estimaient avoir progressé dans leur métier en un an.
« Vous pleurez Monsieur Lombard ? »
Mais au bout de six semaines et l’arrivée des premiers témoignages des familles de victimes, la fatigue des prévenus ne leur permet plus de se défiler et l’émotion explose, enfin. Pour la première fois, Didier Lombard cède. A la barre, il raconte la gorge serrée cette visite en 2009 à Cahors. « Vous pleurez Monsieur Lombard ? », demande la présidente. « Oui, on pense que je n’ai pas de coeur mais ce n’est pas vrai ». Avant lui, Louis-Pierre Wenès s’était emporté, la voix s’était fêlée : « je ne suis pas né avec une cuillère d’argent dans la bouche : les gens dont on parle, j’en ai dans ma famille. J’ai un profond attachement à la vie et au respect de l’homme », avait-il dit.
Les auditions des parties civiles, familles de victimes ou salariés ayant traversé un lourd épisode dépressif vont maintenant se poursuivre. Jusqu’à la lie. Mais des larmes, aussi attendues soient-elles, ne prouvent pas une culpabilité. L’audience devrait se finir le 12 juillet.